Chroniques

L’Allemagne est tout à fait heureuse de se peindre une cible dans le dos

Olaf Scholz est-il allé trop loin dans sa soumission à Washington en acceptant d’accueillir un nouveau lot de missiles américains ?


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Pour un gouvernement, c’est une chose d’avoir des mauvaises idées, mais c’est bien pire de mettre en œuvre les mauvaises idées d’un autre gouvernement sans tolérer aucun débat à ce sujet dans son pays. 

C’est pourtant ce qui se passe actuellement en Allemagne ou, du moins, c’est ce que la coalition gouvernementale impopulaire du chancelier Olaf Scholz et ses mandataires dans les médias mainstream tentent d’obtenir dans le cadre du projet du déploiement des missiles à portée intermédiaire.

Et comme il se doit, étant donné qu’après les attaques du Nord Stream, Berlin, qui s’est docilement désindustrialisé, est devenu un vassal américain d’une soumission embarrassante. C’est de Washington, dans le cadre d’une mise en scène de la récente extravagance de l’OTAN, que les Allemands ont été informés pour la première fois qu’ils accueilleraient bientôt une nouvelle classe d’armes américaines. À partir de 2026, « ces capacités de tir à longue portée » devraient d’abord consister de missiles Tomahawk et SM-6, puis de nouveaux systèmes hypersoniques.   

Le déploiement est censé être temporaire dans un premier temps, puis deviendra permanent. Une fois installées en Allemagne, ces armes, d’une portée allant jusqu’à 2 500 kilomètres, pourraient menacer le cœur de la Russie, y compris Moscou, par des attaques qui ne prendraient qu’une dizaine de minutes entre le lancement et l’impact. De nombreux missiles peuvent porter des ogives nucléaires aussi bien que des ogives conventionnelles. Inévitablement, en exposant la Russie à un risque élevé de ce que ses planificateurs doivent considérer comme une nouvelle capacité de l’Occident d’attaque par surprise, leurs bases deviendront également des cibles prioritaires pour les forces russes.

Une réponse « miroir »

En d’autres termes, la décision d’accueillir de telles armes sur le sol allemand est d’une importance vitale. Le président russe Vladimir Poutine a profité de la Journée de la marine de son pays, qui remonte d’ailleurs à une célèbre bataille de la Grande Guerre du Nord, lorsque Pierre le Grand a contraint le reste de l’Europe à accepter la Russie en tant que grande puissance, pour préciser les choses de manière on ne peut plus claire : les plans américains, s’ils seront réalisés, recevront une réponse « miroir ». Autrement dit, Moscou gardera en ligne de mire l’Allemagne, la base de tir avancée que les États-Unis souhaitent.

Par ailleurs, et il s’agit d’un point souvent négligé, le président russe a mentionné les armes occidentales, qu’elles soient spécifiquement américaines ou qu’elles appartiennent aux satellites de Washington. Il s’agissait d’une référence aux projets européens de construire leurs propres missiles dits de « frappe en profondeur ».

Comme l’a correctement remarqué Sahra Wagenknecht, chef du parti allemand BSW (Bündnis Sahra Wagenknecht ou « l’Alliance Sahra Wagenknecht – Pour la raison et la justice » ), qui a été récemment créé, mais qui jouit déjà d’une forte popularité, le déploiement de nouveaux missiles à portée intermédiaire n’améliorera pas la sécurité de son pays, mais « au contraire, augmentera le risque que l’Allemagne devienne elle-même un théâtre de guerre, entraînant des conséquences horribles pour tous ceux qui vivent ici. »

Et pourtant, après une planification discrète de cette nouvelle escalade par les États-Unis depuis 2021, la décision finale d’aller jusqu’au bout a été prise lors de discussions essentiellement secrètes entre des responsables américains et allemands (si l’on entend par « discussions » le fait que Berlin reçoive de nouveaux ordres), et personne d’autre.

Mode de fonctionnement

Il ne faut pas croire que les citoyens allemands devraient être informés et devraient avoir leur mot à dire avant de se retrouver devant un fait accompli. En effet, le ministre allemand pro-OTAN de la Défense Boris Pistorius a insisté sur le droit de prendre une « décision exécutive ». De toute évidence, il n’est pas conscient du caractère ironique de son expression : dans l’argot urbain américain, ce terme signifie « arbitraire ». De plus, c’est Washington qui prend en réalité les décisions et Berlin qui s’occupe de l’exécution.

Wagenknecht a également demandé des négociations pour mettre fin à la guerre en Ukraine et, en général, un gouvernement « qui représente les intérêts cruciaux de notre pays au lieu de réaliser les souhaits des États-Unis, qui ne seraient pas directement affectés par les effets d’une grande guerre européenne. »

Elle a raison sur les deux points. Mais tant que la coalition de Scholz restera au pouvoir, les perspectives d’un tel raisonnement et d’une telle affirmation de soi au niveau national resteront faibles.

D’une certaine manière, il n’y a pas de surprise dans la façon dont les Allemands se voient imposer de nouveaux missiles et se retrouvent avec des risques amenant le couteau sous la gorge. Ce type de comportement est devenu la norme pour l’Occident dans son ensemble et constitue son véritable mode de fonctionnement. Qu’il s’agisse de la guerre en Ukraine, du génocide israélien à Gaza ou de la question de savoir comment répondre à la montée en puissance pacifique de la Chine, c’est un signe sûr qu’une question est importante quand vous n’avez pas le droit d’avoir, ou du moins, de rendre publique, une opinion véritablement différente à son sujet.

« Escalade militaire involontaire »

Toutefois, le nouveau projet de déploiement de missiles à portée intermédiaire a une dimension bien particulière. Il met en évidence l’habitude qu’a Berlin d’anticiper et d’éviter tout débat, tout en évitant de rendre des comptes. Comme l’a souligné Helmut Ganser, un général allemand à la retraite qui a occupé de hautes fonctions au sein du ministère de la Défense et de l’OTAN, il s’agit d’une politique aux conséquences « graves » qui nécessite une « justification exhaustive ».

Pourtant, rien de tel n’a été fait. Les ministères de la Défense et des Affaires étrangères ont rédigé un document à l’intention du Parlement allemand, mais il s’agit en réalité d’une formalité remplie de clichés sur la grande méchante Russie et la bonne et innocente OTAN, qui ne demandent rien d’autre qu’un peu plus de « dissuasion ».

Cependant, le sujet des missiles à portée intermédiaire montre également qu’il y a peut-être, après tout, une limite à la capacité de Berlin à étouffer les critiques. En tant que problème spécifique, palpable et clairement alarmant, le déploiement de missiles à portée intermédiaire pourrait avoir le potentiel de déclencher une résistance allant au-delà de quelques voix de mécontentement sur les réseaux sociaux. Certains signes indiquent déjà que Scholz a commis une erreur tactique en introduisant cette mesure dangereuse avec une désinvolture démonstrative.

Même au sein du Parti social-démocrate (SPD) de Scholz, des objections publiques à cette décision ont été émises. Dans une interview qui a fait couler beaucoup d’encre, le chef de la faction parlementaire du parti, Rolf Mützenich, a affirmé que l’Allemagne n’avait pas besoin de ces nouveaux systèmes d’armes, car ils augmentent le risque d’une « escalade militaire involontaire ». Il a également souhaité savoir pourquoi seule l’Allemagne était censée accueillir ces missiles américains, précisant que ce projet ne correspondait pas à sa vision du partage du fardeau au sein de l’OTAN.

Les dogmes d’une nouvelle Guerre froide ?

D’autres membres de l’élite du Parti social-démocrate ont rejoint la rébellion. Les membres du Cercle Erhard Eppler – qui porte le nom de la figure clé de la puissante vague pacifiste déclenchée par le stationnement similaire de missiles américains dans les années 1980 – ont averti dans une déclaration qu’il ne fallait pas sous-estimer le risque associé aux nouveaux systèmes d’armes. Ils ont également critiqué la partialité et le silence de la part de l’administration de Scholz. Plus inquiétant encore pour un chancelier qui semble ne se soucier que de sa popularité aux États-Unis, les rebelles du SPD affirment également que la position de Mützenich, qu’ils partagent, représente ce que pensent de nombreux membres ordinaires du parti.

Il est clair que les opposants et les critiques de la nouvelle stratégie n’apprécient ni son contenu ni la façon dont elle est imposée d’en haut, à la manière d’une « décision exécutive », selon les termes maladroits et de plus en plus révélateurs de l’autoritarisme de Pistorius. Il est important de préciser qu’ils ne sont généralement même pas opposés à la thèse selon laquelle l’Allemagne doit investir davantage dans ses forces armées. Pour le meilleur ou pour le pire, à cet égard, ils se disent le plus souvent tout aussi convaincus que « l’agression russe » oblige l’Occident à reprendre ses pratiques de dissuasion. Mais cela rend également plus difficile pour Berlin de les traiter, car il est difficile de les faire taire ou de les caricaturer comme pacifistes naïfs ou russophiles. Un autre facteur qui rend le rejet des critiques plus difficile est leur argument selon lequel le pari d’augmenter le nombre de missiles n’est pas contrebalancé par une offre simultanée de dialogue et de recherche de compromis.

Les médias officiels et grand public en Allemagne sont devenus profondément conformistes et soumis, alignés sur Washington et imprégnés de récits simplistes et complaisants qui idéalisent l’Occident et diabolisent ses adversaires, en particulier la Russie. La diplomatie est caricaturée en « apaisement » et le recours unilatéral à des solutions militaires est présenté comme du « réalisme ». Cependant, le gouvernement d’Olaf Scholz en a peut-être trop fait. Il semble qu’il soit possible que la controverse sur les missiles à portée intermédiaire devienne un catalyseur qui pourrait, au mieux, aider à rassembler une coalition politique et sociale plus large de ceux qui veulent un retour à la diplomatie pour mettre fin à la guerre en Ukraine, de ceux qui sont insatisfaits de la soumission humiliante et préjudiciable de l’Allemagne aux intérêts américains et, enfin, de ceux qui sont généralement prêts à remettre en question les dogmes actuels d’une nouvelle Guerre froide.

Par Tarik Cyril Amar, historien allemand travaillant à l’Université Koç d’Istanbul sur la Russie, l’Ukraine et l’Europe de l’Est, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, l’aspect culturel de la guerre froide et les politiques de la mémoire




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