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Apocalypse now ou plus tard ? Que signifie l’effondrement du marché boursier, et de quoi la Fed a le plus peur ?

L’économie américaine est trop financiarisée pour résister à la baisse durable des prix des actifs.

Par Henry Johnston, éditeur chez RT basé à Moscou, qui a travaillé dans les finances pendant plus de dix ans

Un vrai carnage sévit sur les marchés, les choses bougeant au rythme d’un tsunami.

Le Nikkei 225 japonais a plongé le 5 août de plus de 12%, la plus forte chute en une seule journée depuis le «lundi noir» de 1987. À l’heure où l’on écrit ces lignes, le Dow Jones a perdu quelque 1 000 points alors que le Nasdaq s’est effondré de près de 4% à la suite de ce qui s’est avéré être une déroute du marché mondial.

Les éléments déclencheurs de cette liquidation sont assez clairs et ont largement été couverts par les médias financiers. Le rapport décevant sur le taux d’emplois américain du vendredi 2 août a ravivé les craintes d’une récession aux États-Unis. Le marché de l’intelligence artificielle, jadis florissant, mais avec un effet de levier excessif et beaucoup trop médiatisé, a tourné au vinaigre, ce qui a provoqué un carnage des actions technologiques.

Ces derniers évènements sont en grande partie imputables au débouclage de l’énorme carry trade sur les devises USD/JPY qui permettait aux investisseurs d’emprunter à bon compte en yens et d’investir dans des actifs américains à rendement plus élevé. On peut considérer cette opération comme un vaste arbitrage de taux d’intérêt consistant à emprunter à des taux bas et investir à des taux plus élevés. Mais lorsque la Banque du Japon a haussé ses taux le 31 juillet et, plus important encore, qu’elle a signalé d’autres hausses à venir, ces positions de carry trade ont connu une capitulation massive. Ce phénomène s’est répercuté sur les marchés et a entraîné de nombreux appels de marge. Et puisque les investisseurs sont souvent amenés à vendre d’autres actifs pour répondre aux appels de marge, la pression de vente est encore plus forte.

Prédire la direction que prendront les marchés dans les jours et les semaines à venir est une entreprise hasardeuse à laquelle je ne me risquerai pas. Bon nombre d’investisseurs essaient bien sûr d’attraper le fameux couteau qui tombe, c’est-à-dire d’acheter pendant ou juste après une liquidation brutale. Plusieurs analystes affirment déjà que la panique est exagérée et que la situation va bientôt se stabiliser. Si j’avais une plus grande certitude à propos de la façon dont se dessineront les événements à court terme, je me contenterais simplement de négocier sur le marché, et non pas d’écrire sur le sujet.

Alors, au lieu de donner des coups d’épée dans l’eau en faisant des pronostics, essayons de réfléchir à ce qui se passe. Et il est toujours bon de prendre un peu de recul et d’essayer d’avoir une vue d’ensemble au milieu du tumulte. Tout d’abord, rendons-nous à l’évidence qu’il s’agit d’un cas assez classique de débouclage de positionnement plutôt que d’une réaction à un choc économique. Beaucoup d’actionnaires se sont trop engagés dans la bulle financière des valeurs technologiques, et beaucoup de ces malheureux ont emprunté à bas prix en yens pour ce faire (voir ci-dessus à propos du carry trade). On constate beaucoup d’appels de marge en cours, beaucoup de liquidations forcées sur des positions à effet de levier, et probablement, beaucoup d’épouses sécurisant les fenêtres dans leurs immeubles.

En supposant que cette situation ne se résorbe pas rapidement, ce qui importe vraiment, c’est de voir comment la perception du marché suite aux prochaines mesures prises par la Réserve fédérale évoluera, et puis, ce que ces mesures deviendront. Ce n’est pas tant parce que la Fed est omnipotente, mais parce que c’est là que le chaos en cours croise certaines des caractéristiques profondes et structurelles de l’économie américaine.

Lors de sa réunion en juillet, la Fed a maintenu les taux d’intérêt en suspens, tout en faisant allusion à une baisse des taux en septembre. De nombreux analystes considèrent que la Banque centrale américaine a attendu trop longtemps pour baisser ses taux après la série de hausses post-pandémiques visant un refroidissement de l’inflation. Les attentes du marché concernant les prochaines baisses des taux d’intérêt avaient fortement augmenté avant même les événements récents.

Cependant, l’effondrement du marché a propulsé cette conversation à une vitesse supérieure. Alors que le 31 juillet les contrats à terme liés au taux des fonds fédéraux indiquaient une probabilité de 87% d’une baisse de 25 points de base, soit la plus petite variation de cours possible, en septembre, les investisseurs prévoient maintenant un assouplissement d’environ 55 points de base pour la réunion de septembre et de 100 points de base pour la réunion de novembre. En d’autres termes, une probabilité d’une baisse de taux agressive de 20%.

Le rapport négatif sur l’emploi constitue-t-il vraiment une menace pour l’économie américaine ? Il a certainement fait bouger les choses, mais il ne pourrait pas expliquer un changement aussi radical. Ce qui se cache derrière de tels prix, sans parler des appels à une réduction d’urgence, c’est la conviction que la Fed doit intervenir pour sauver les marchés.

Cela en dit long sur la façon dont la Fed est perçue comme ayant, en plus de son mandat dual officiel d’assurer la stabilité des prix et le plein-emploi, un mandat tacite de stabilité financière. Ce troisième mandat dissimulé porte même le nom de «Fed put».

En finance, un «put», ou option de vente, est une option contractuelle de vente qui donne à son propriétaire le droit de vendre quelque chose comme une action, une obligation ou une marchandise, à un prix prédéterminé, quel que soit le prix du marché. On peut le définir comme une garantie : quelle que soit la chute du marché, on peut vendre son action au prix fixé. 

Mais ce terme a fini par être utilisé dans un sens plus général. Appliqué à la Fed, il signifie qu’il y a une croyance qu’à chaque fois que l’économie ou les marchés dégénèrent, la Fed débarquera pour réduire les taux d’intérêt ou pour imprimer de l’argent afin de donner un coup de pouce.

Une telle politique est bien sûr officiellement démentie, mais de nombreux investisseurs pensent qu’il existe un plancher sous les marchés, comme c’est le cas pour une action avec une option de vente. Cela a été une source importante de ce qui peut sembler être une confiance infondée et inébranlable dans le marché boursier américain, qui a prévalu à quelques exceptions près depuis la fin des années 1990. 

La Fed s’est en effet montrée à maintes reprises prête à intervenir de diverses manières, directe ou opaque, chaque fois que la stabilité des marchés financiers était menacée. 

L’ensemble du récit que nous avons vu autour de la Fed au cours des dernières 48 heures témoigne d’une solide conviction qu’une certaine version du «Fed put» reste en place. S’il est peu probable que la Fed aille jusqu’à convoquer une réunion d’urgence pour réduire les taux, ce qui serait un signe flagrant de panique, il est très probable qu’elle convaincra les marchés de sortir du précipice en promettant de fortes réductions des taux jusqu’à la fin de l’année. Et si les marchés deviennent vraiment incontrôlables, une intervention plus vigoureuse est presque garantie.

Allons donc plus loin pour essayer de comprendre ce qui sous-tend réellement cet engagement invisible envers les marchés. S’agit-il d’une banale corruption des membres actionnaires du comité de la Fed ? Non. Ce n’est pas ainsi que cela fonctionne.  

En réalité, la Fed réagit simplement à une profonde distorsion structurelle de l’économie qui est bien visible, mais souvent insuffisamment appréciée. L’économie américaine est tellement financiarisée et endettée, et tant d’Américains, en particulier les élites, sont tellement dépendants des prix des actifs financiers pour leur fortune, qu’une chute soutenue et à long terme des marchés serait tout simplement catastrophique. Si une grande partie du PIB est liée, d’une manière ou d’une autre, aux prix des actifs, les mouvements des marchés revêtent une importance bien supérieure à la fortune des acteurs de Wall Street.

Pour en trouver une illustration assez remarquable, il suffit de constater à quel point même la base fiscale est dépendante des marchés financiers. L’année 2023 a été plutôt bonne pour l’économie, qu’il s’agisse du marché du travail ou des chiffres de croissance. Néanmoins, les recettes totales du gouvernement fédéral ont diminué d’environ 7% par rapport à 2022. Comment est-ce possible dans une année où non seulement l’économie a progressé, mais où les revenus des particuliers ont augmenté ? Voici la réponse : les recettes de l’impôt sur le revenu des personnes physiques ont en fait diminué malgré l’augmentation des revenus, parce que les gains en capital réalisés l’année précédente étaient plus faibles (les gains en capital réalisés sont simplement les bénéfices sur les investissements vendus). La baisse des plus-values s’explique par le fait qu’en 2022, les actions américaines ont connu leur pire année depuis 2008.

L’instabilité des marchés est donc la chose que la Fed, et les pouvoirs en place à Washington et à New York, craignent le plus. Ils sont prêts à accepter n’importe quel type de raisonnement à court terme, à introduire n’importe quel risque moral, à gonfler et regonfler n’importe quelle bulle financière pour que les marchés continuent de tourner. Si le prix à payer est l’inflation ou des distorsions encore plus perverses dans l’économie, tant pis.

Pendant ce temps, les actions ont été une arme essentielle dans l’arsenal des classes aisées américaines pour contrer les effets de l’inflation. Alors que les personnes à revenu fixe ou celles dont les augmentations de salaire n’arrivent pas à suivre la croissance des prix voient leur pouvoir d’achat s’éroder, la classe des investisseurs est en mesure de contrer l’inflation grâce à des prix d’actifs élevés. Qu’est-ce qu’une augmentation de 10% à l’épicerie si votre portefeuille est en hausse de 20% ? Cela explique en grande partie la bifurcation grandissante de l’économie américaine entre les nantis et les démunis. 

Quelle que soit l’issue de la volatilité actuelle, il y a de bonnes raisons de croire que l’apocalypse n’est pas proche. Lorsque la facture pour tous les coups de pied dans la fourmilière et pour le gonflement de bulles spéculatives arrivera finalement à échéance, il est presque certain qu’il n’y aura pas d’effondrement des marchés boursiers. Après tout, les marchés boursiers peuvent toujours être gonflés en faisant tourner la planche à billets, et il est difficile d’imaginer la Fed se tenir à l’écart pendant que les marchés s’effondrent. Les marchés, qui représentent les intérêts de la classe de privilégiés qui bénéficient de la hausse des prix des actifs, veulent de l’argent facile pour continuer à grimper. Et ces personnes ont tendance à obtenir ce qu’elles veulent pendant plus de temps que ce que la logique dicterait.

En termes nominaux, les marchés boursiers peuvent augmenter sine fine, les obstacles occasionnels étant compensés par davantage de liquidités. La question est simplement de savoir à quel prix. Le marché obligataire fonctionnera-t-il encore ? Où se situera l’inflation ? La monnaie sera-t-elle transportée dans des brouettes ?

Ce qui est important de surveiller dans les semaines et les mois à venir, c’est le sérieux avec lequel la Fed prendra en compte ce qui se passe sur les marchés et à quel point le marché la gardera en otage pour qu’elle agisse. Il n’y aura pas de déclarations du Conseil de la Réserve Fédérale disant que les marchés ont besoin d’être sauvés, mais les actions sont toujours plus révélatrices que les paroles. Et la manière dont la Fed agira révélera ses véritables priorités.




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