Ce jour n'est pas seulement la célébration d’un triomphe militaire c'est aussi la célébration de la victoire sur la mort.
Cet article a été initialement publié sur RT International par l’historien Roman Choumov.
Le Jour de la Victoire dans la Seconde Guerre mondiale célébré en Russie le 9 mai est devenu une fête toute particulière. Cette guerre a été à la fois la plus grande épreuve et le plus grand triomphe de l’histoire russe moderne. Cependant, les célébrations ont acquis leur forme actuelle il n’y a pas si longtemps et certaines traditions importantes ont été établies assez récemment.
Comment tout a commencé
Le 8 mai 1945, à 22h43, heure de l’Europe centrale, le maréchal Wilhelm Keitel a signé l’Acte de reddition inconditionnelle du Troisième Reich allemand. À Moscou, c’était déjà les premières heures du 9 mai. Ce matin-là, les Russes ont appris que la guerre qui avait emporté 27 millions de vies en URSS était enfin terminée et que l’ennemi avait capitulé.
Les premières célébrations de la victoire de la Seconde Guerre mondiale — ou de la Grande guerre patriotique comme on l’appelle en Russie — ont eu lieu ce jour-là. Les rapports de l’armée ont immédiatement abandonné leur ton officiel et ont relayé comment les habitants de Prague avaient fait descendre les troupes de leurs véhicules blindés pour danser et boire ensemble. En province, les gens sortaient dans les rues et se félicitaient. Certes, quelques nazis fanatiques ont continué d’opposer une résistance, le sol européen était truffé de mines et les rapports faisaient état de nombreuses pertes tout au long du mois de mai. Mais la grande guerre était terminée et les gens revenaient chez eux au son des feux d’artifice.
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Défilé militaire, le 24 juin 1945 sur la Place rouge.
Personne ne doutait que la victoire dans la Seconde Guerre mondiale était un évènement extrêmement important. Néanmoins, les gens pleuraient la mort de leurs proches et de leurs amis et leur douleur était immense. Il a été immédiatement décrété que le 9 mai serait une fête nationale. Toutefois, de somptueuses célébrations semblaient déplacées alors que le pays était en ruines et que des soldats mutilés physiquement et mentalement, les prisonniers des camps de concentration, les « ostarbeiters » et les réfugiés rentraient chez eux.
En Ukraine occidentale et dans les pays baltes, les combats contre les partisans nationalistes se poursuivaient. Pendant cette période, le défilé du Jour de la Victoire ne s’est tenu qu’une seule fois, au cours de l’été 1945. Au cours de ce grand spectacle, des étendards de la Wehrmacht et de la SS saisis en Allemagne ont été lancés devant le Kremlin. Mais les années suivantes, les célébrations sont devenues plus modestes. Chaque année, le 9 mai, il y avait un spectacle de feux d’artifice mais à partir de 1947 c’était un jour ouvré (même s’il était festif) et les anciens combattants le célébraient généralement avec des amis.
Les choses ont changé en 1965. A cette époque, vingt ans s’étaient écoulés depuis la fin de la guerre. Le nouveau dirigeant soviétique Léonid Brejnev, lui-même ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale, a décidé de rendre le 9 mai de nouveau férié. À partir de ce moment-là, des défilés militaires se tenaient à l’occasion de l’anniversaire du Jour de la Victoire, la tombe du Soldat inconnu a été inaugurée près du mur du Kremlin et la tradition de déposer une gerbe aux mémoriaux a été établie. Autrement dit, la fête a gagné en ampleur et est devenue assez solennelle après que la douleur nationale se fut quelque peu apaisée.
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Le régiment immortel, 9 mai 2015.
Le pays a disparu mais la mémoire perdure
La célébration annuelle de grande envergure du Jour de la Victoire, avec des défilés militaires organisés à travers tout le pays ainsi que sur la Place Rouge, est une tradition relativement récente. Après l’effondrement de l’Union soviétique, une question logique s’est posée : que faire de l’héritage et des symboles communistes de ce pays ? Par exemple, l’anniversaire de la Révolution de 1917 était fixé au 7 novembre. Il a été remplacé par une autre fête associée aux héros nationaux russes du XVIIe siècle Minine et Pojarsky. Mais personne n’a jamais songé à réviser la date du 9 mai comme celle du Jour de la Victoire.
Cependant, les autorités ont voulu séparer la fête de l’idéologie socialiste. En Union soviétique, l’idéologie et la victoire étaient indissociables. Mais dans les années 90, une nouvelle ère s’est ouverte. L’URSS s’était effondrée. De plus, de nombreux héros de la guerre se sont retrouvés dans de nouveaux conflits. Par exemple, Vladimir Botchkovsky, héros des batailles en Ukraine et en Allemagne, est devenu citoyen de la République non reconnue de Transnistrie qui s’est lancée dans un soulèvement sanglant contre l’ancienne République soviétique de Moldavie. Celui qui a hissé l’étendard du drapeau soviétique sur le toit du Reichstag, Meliton Kantaria, a été contraint de fuir l’Abkhazie au moment où un conflit ethnique a éclaté entre les Abkhazes et les Géorgiens, même s’il était alors un homme très âgé. À l’époque, une question s’est posée : que signifie le Jour de la Victoire pour les nouvelles républiques?
Les avis étaient partagés. Dans les pays baltes, les élites nationalistes estimaient que dans les années 40 leurs pays avaient été pris en otage par deux régimes totalitaires. De plus, officieusement, les nazis étaient plus honorés que les communistes — par exemple, en Lettonie, le Jour de la commémoration de la Légion SS lettone a été officiellement célébré pendant un certain temps.
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Défilé de la victoire, 9 mai 2024.
Dans de nombreuses autres anciennes républiques de l’URSS, le Jour de la Victoire est célébré d’une manière ou d’une autre.
En Russie, le Jour de la Victoire reste l’une des fêtes nationales les plus importantes, et un moment clé de l’histoire russe. Cependant, la fête a en partie perdu sa connotation politique. Par exemple, le mausolée de Lénine est dissimulé derrière les décorations le 9 mai afin d’éviter toute marque idéologique, et un nouveau symbole a été ajouté aux célébrations — le ruban noir et orange de Saint-Georges qui ressemble à la fois au ruban de l’ordre de Saint-Georges (la plus haute décoration militaire de la Russie Impériale) et au ruban de l’Ordre de la Gloire — une récompense décernée aux soldats de la Seconde Guerre mondiale.
Les communistes russes et les gauchistes n’ont pas apprécié le fait que les symboles soviétiques soient remplacés. Cependant, pour la majorité des Russes, d’autres aspects se sont avérés plus importants. La Seconde Guerre mondiale avait marqué presque toutes les familles russes et la plupart des gens considèrent l’ère soviétique comme une période de l’histoire du pays comme les autres. Par conséquent, les motifs nationaux sont perçus comme plus importants que la symbolique soviétique.
Cependant, une question encore plus urgente était de savoir à quoi ressemblerait le Jour de la Victoire, et quelle signification il aurait après la disparition de la plupart des anciens combattants. La Seconde Guerre mondiale avait été principalement gagnée par des personnes nées entre 1900 et 1920. La dernière génération qui avait réellement participé à la guerre était née en 1926. Vers 2010, ces anciens combattants avaient déjà 85 ans. Et aujourd’hui, la majorité des Russes ne connaissent pas personnellement d’anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale.
La réponse à la question « Que faire maintenant ? » a été trouvée — et elle a émané de la population et non de l’État.
Une vieille fête célébrée d’une manière nouvelle
En 2012, trois journalistes de la ville provinciale de Tomsk ont organisé une marche dans les rues. Les descendants d’anciens combattants ont défilé dans la ville portant des images de leurs proches décédés qui avaient combattu pendant la Seconde Guerre mondiale. Cet événement a été baptisé le « Régiment des immortels ». Cette année-là, 6 000 personnes ont participé à la marche du 9 mai. Et si la guerre ne faisait plus partie de la vie de ces personnes, elle faisait toujours partie de leur histoire familiale. Après tout, presque tout le monde avait un grand-père ou une grand-mère qui avait combattu, et si le mot « arrière-grand-père » semblait abstrait pour beaucoup, « le père de ma grand-mère » semblait beaucoup plus familier.
L’idée de défiler avec les images de ses ancêtres héroïques a séduit toute la Russie, et dès l’année suivante, des marches du Régiment des immortels ont eu lieu dans la quasi-totalité des grandes villes russes. Cet évènement est immédiatement devenu une tradition du Jour de la Victoire, acquérant un statut officiel. Une version en ligne du Régiment des immortels a également vu le jour : une plateforme où chacun peut publier des informations sur ses ancêtres ayant combattu pendant la Seconde Guerre mondiale. Le nombre de publications sur le site Internet approche le million. Ainsi, le 9 mai a acquis une nouvelle signification : il est devenu non seulement une fête des anciens combattants ou une célébration du triomphe militaire, mais aussi une marche commémorative permettant aux gens d’honorer l’histoire personnelle de leur famille.
Chaque pays a ses propres dates mémorables. Par exemple, le 4 juillet rassemble les Américains mais pour le reste du monde, c’est un jour comme un autre. Pour la Chine, le 1er octobre — le jour de la fondation de la République populaire de Chine — est l’une des dates principales de son histoire.
Pour la Russie le 9 mai est une date définitivement ancrée dans l’histoire et la culture du pays. Pendant la Seconde Guerre mondiale la population de notre pays ainsi que celle des autres républiques de l’URSS, a survécu à un carnage qui a duré quatre ans. Elle ne s’est pas laissée briser mais a vaincu l’ennemi — avant de se mettre à reconstruire le pays à partir des ruines. La Russie a perdu de nombreuses personnes pendant la Seconde Guerre mondiale, et la victoire a eu un prix exorbitant. Mais elle était inconditionnelle.
C’est pourquoi, pour les Russes, le 9 mai n’est pas seulement la célébration d’un triomphe militaire : c’est la célébration de la victoire sur la mort.
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