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Douguine : «La Russie était une partie de la civilisation occidentale, elle est devenue une civilisation souveraine»

Pour le philosophe russe Alexandre Douguine, notre époque voit la fin de l'hégémonie occidentale. Le monde est en passe de devenir multipolaire, avec sept pôles : l’Occident, la Russie, la Chine, l’Inde, le monde musulman, l’Afrique et l’Amérique latine.




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L’intellectuel russe Alexandre Douguine participait ces 26 et 27 février au deuxième Congrès du Mouvement international russophile à Moscou. Près de 300 délégués venus de 120 pays, dont 40 États africains, sont présents dans la capitale russe.

Cela fait déjà deux ans que l’opération militaire spéciale est en cours. En quoi le monde a-t-il changé durant cette période ?

Alexandre Douguine : Je trouve que le monde a radicalement changé, que c’est un monde tout à fait différent puisque la Russie a changé. Celle-ci s’est transformée, elle était une partie de la civilisation occidentale et elle est devenue une civilisation souveraine qui défend non seulement ses intérêts nationaux, mais sa propre existence et son identité. La place de la Russie sur l’arène mondiale, la conscience de soi de notre peuple, de notre pouvoir, ont connu des changements radicaux.

L’équilibre des forces dans le monde a également changé d’une manière radicale : le monde est en train de devenir multipolaire et à part nous, l’Occident voit d’autres civilisations l’affronter. Nous sommes une des civilisations qui luttent pour leur souveraineté, peut-être, en première ligne. Nous voyons qu’un conflit économique surgit entre la Chine et l’Occident, et sur le plan politique et religieux entre l’Occident et le monde musulman, dans la bande de Gaza. Le conflit entre la Chine et Taïwan couve, le monde est donc complètement différent.

L’hégémonie de l’Occident, tout en s’efforçant de survivre et de se maintenir, est en train de s’effondrer. Cela est dû à l’opération militaire spéciale. Bien sûr, il y a des aspects bien sombres : premièrement, on assiste à une guerre fratricide ; deuxièmement, nous sommes un même peuple, bien qu’une partie de ce peuple ne le pense pas. On voudrait probablement voir plus de victoires et une prompte fin, notamment une prompte victoire, il ne peut en être autrement.

Néanmoins, il faut comprendre que sans des changements ultérieurs très profonds de notre pays ainsi que de la communauté internationale, nous ne pouvons pas remporter une telle victoire. Tout est interdépendant. L’état de notre société, l’état de nos autorités, notre âme, nos victoires et les changements de l’ordre mondial, tout cela est indissociable.

Une question à propos du redressement des pays du Sud ces derniers temps. En quoi se manifeste ce nouveau centre de force et quel en sera l’impact sur le monde ?

Nous voyons se former ce que je qualifie d’heptarchie, avec sept pôles : l’Occident, la Russie, la Chine, l’Inde, le monde musulman, l’Afrique et l’Amérique latine. Cette heptarchie prend déjà une forme institutionnalisée : à titre d’exemple, les BRICS. Toutes ces civilisations donc, sauf l’Occident, donc le non-Occident, l’humanité globale, l’humanité majoritaire est en train de se former, de chercher ses institutions : les BRICS, l’OCS, les structures de coopération régionale s’unissent hors de l’Occident. Ce dernier perd à vue d’œil sa domination, et le Sud global – ce terme n’est peut-être pas très précis car la Russie, selon tous les paramètres, en fait partie, mais c’est un pays du Nord –, au moins ce qu’on appelle le «non-Occident» – ce terme est encore moins évocateur –, passe de la phase passive à la phase active en se considérant de plus en plus non pas comme objet mais comme sujet de la politique mondiale.

Nous nous efforçons d’une manière plus fondamentale, fondée, sérieuse et responsable de faire en sorte que chaque civilisation formule son projet.

Avec ses intérêts, avec ses valeurs, avec son identité. C’est pourquoi le forum multipolaire qui se tient actuellement à Moscou est la maturation de la subjectivité de toutes ces civilisations. Cent trente pays sont représentés ici, chacun ayant mis en avant ses intellectuels, ses penseurs, ses philosophes, ses personnalités publiques et politiques afin de prendre part à l’élaboration des nouveaux contours du monde. Cela est très important. D’abord, il convient de concevoir ce nouveau monde, de l’imaginer, de le conceptualiser en se basant sur ses propres traditions. C’est notamment un signe de maturité du monde multipolaire, pas uniquement la conférence officielle elle-même qui suggère à tout le monde d’être amis et de condamner l’hégémon.

Nous en sommes déjà à la phase suivante : nous nous efforçons d’une manière plus fondamentale, fondée, sérieuse et responsable de faire en sorte que chaque civilisation formule son projet, sa vision de l’avenir, ses valeurs traditionnelles. La Russie est à l’avant-garde grâce à l’opération militaire spéciale mais en réalité, nous sommes loin d’être seuls et nous ne sommes pas les plus forts, notamment du point de vue économique.

Là, donc, on revient au conte de fées avec Dorothée [dans Le Magicien d’Oz], qui était accompagnée de différentes créatures impuissantes auxquelles quelque chose manquait: le Lion peureux, un lion donc en manque de courage ; le Bûcheron-en-fer-blanc qui n’avait pas de cœur, l’Épouvantail sans cerveau. Bien qu’ils soient tous «déficients», ils ont surmonté ensemble toutes les difficultés. Ainsi, le monde multipolaire, comme les amis de Dorothée, s’unit aujourd’hui : nous disposons d’une chose à l’excès et manquons d’une autre, les autres manquent encore de quelque chose. Le monde musulman, par exemple, est désuni mais soudé sur le plan religieux. La Chine est un géant économique, nous sommes une grande et forte puissance contrecarrant la coalition de tous les pays occidentaux, la coalition de l’OTAN de 52 pays. L’Afrique est un chef de file en termes de natalité, c’est une matrice démographique du monde. L’Amérique latine est une nouvelle culture, flexible et axée sur l’avenir. Chacun de nous possède une certaine valeur, insuffisante pour s’opposer à l’Occident de manière isolée mais ensemble, nous sommes les bons amis de Dorothée qui parviendront à la Cité d’Émeraude et bâtiront le monde multipolaire. 

Venons-en au problème du néocolonialisme. Malgré toutes les tentatives pour le combattre, cela reste un problème insurmontable. Pourquoi existe-t-il, selon vous ?

L’Occident a pris la voie du colonialisme il y a 500 ans et évolue en spirale, mais en réalité dans une seule direction. Les formes de colonisation changent, les idéologies du colonialisme changent.  Elles passent du racisme à l’économie, de l’affirmation directe que la race blanche doit porter le fardeau de l’homme blanc, comme chez Kipling ou les nazis. C’est un racisme purement biologique, l’ancien colonialisme, disons, et maintenant le nouveau colonialisme à travers l’économie, la culture, la technologie. Et cette tendance ne fait que s’accroître. La mondialisation est la plus haute forme de néocolonialisme. En vérité, ce n’est pas facile d’y faire face.

Le nouveau colonialisme exige des solutions totalement nouvelles. 

Et comment répondre au défi de ce néocolonialisme ? Nous avons trouvé comment répondre au défi de l’ancien colonialisme. Le nouveau colonialisme exige des solutions totalement nouvelles. Ces solutions ne se trouvent pas à la surface. C’est une tâche non triviale. Vaincre l’hégémonie occidentale et le néocolonialisme est une tâche très, très difficile. Elle exige, tout d’abord, la concentration de toutes les ressources intellectuelles dont nous disposons. Et je crains, encore une fois, que ni la Chine, ni la Russie, ni les musulmans, ni les Africains, ni les Indiens, ni les Latino-Américains séparément n’y suffisent. Le néocolonialisme peut être vaincu en s’unissant tous ensemble. Nous ne pouvons pas le vaincre seuls, parce que ce principe «diviser pour régner» viendra, et il essaie de nous diviser. C’est une force effrayante.  Et pour le vaincre, il faut être non moins sage, au moins aussi intelligent, actif, actif et rapide. La Russie n’a donc pas le temps de réfléchir. Nous disons souvent qu’il n’y a pas de temps, alors qu’il y a encore du temps. Mais maintenant, il n’y en a vraiment plus. Il n’y a plus de temps. Soit nous nous engageons pleinement dans la lutte contre le néocolonialisme, soit il n’y aura plus de Russie. C’est exactement comme pour la victoire dans l’opération militaire spéciale. En fait, c’est la réponse, notre réponse. L’opération militaire spéciale est la réponse à la colonisation de nos territoires, de nos peuples, et à la tentative d’assujettir, de diviser la Russie et de la rendre dépendante du seul hégémon. 

Une dernière question. L’Occident prétend que la Russie comprend mal le Sud et l’utilise pour ses propres buts politiques. Qu’en pensez-vous ? 

Mais tout ce que l’Occident dit, il le dit dans son propre intérêt. Nous en sommes désormais convaincus. Quand il dit faux, il veut dire vrai. Le représentant du Sénégal, Souleymane Ndéné Ndiaye, un homme merveilleux, est venu me voir sur ce forum et m’a dit : «J’ai lu ce qui est écrit sur vous dans les médias occidentaux, vous êtes décrit comme le diable. Eh bien, j’ai compris que vous êtes du côté des forces de lumière pour cette seule raison.» Cela suffit, c’est la même chose.

Si l’Occident n’est pas satisfait de la manière dont nous traitons le concept de pays du Sud global, alors nous faisons absolument ce qu’il faut. Car s’il nous loue, cela signifie que nous faisons quelque chose de mal. Et s’il nous critique, il ment, il ment tout le temps, il utilise deux poids deux mesures, il construit tout son récit en fonction de ses propres intérêts. S’il n’aime pas quelque chose, s’il n’aime pas notre président, tous les Russes doivent voter pour le président, parce que Biden, Victoria Nuland, Antony Blinken ne l’aiment pas. Pour nous, ils sont donc l’incarnation du mal. Si le mal loue quelqu’un, alors c’est le mal. Tous ceux qui se font critiquer et haïr par le mal, sont probablement de bonnes personnes, et nous allons immédiatement voter pour eux.




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