Mosfilm est le berceau historique du cinéma soviétique et russe. Le célèbre studio cinématographique fête en 2024 ses 100 ans.
Cet article a été initialement publié par RT International par Dmitri Kouzmine, critique de cinéma et contributeur à l’un des principaux services de streaming russe.
Mosfilm n’est pas seulement le principal et le plus grand studio cinématographique de Russie, c’est aussi le berceau historique du cinéma soviétique et russe. Cette année, le studio fête son centenaire. Aujourd’hui encore, les géniales comédies produites par Mosfilm font rire, ses histoires d’amour touchantes font pleurer et les films d’art et d’essai philosophiques donnent matière à réflexion. Nous vous proposons de découvrir l’histoire du studio de cinéma et de mettre en lumière les événements clés de ces 100 dernières années.
Le 30 janvier 1924, le film Sur les ailes vers le haut est sorti dans les salles de cinéma soviétiques, et cette date a été retenue comme «point de départ» de Mosfilm. Il est vrai que ce studio de cinéma existait avant la sortie du film et que le film y a été tourné. Pour comprendre pourquoi cet événement a été associé à la création des studios Mosfilm, il faut remonter un peu plus loin dans l’histoire.
La création des studios Mosfilm
La production cinématographique dans l’Empire russe remonte aux premières années qui ont suivi l’invention du cinématographe. Les tout premiers films en Russie ont été tournés en 1896. Au cours des deux décennies suivantes, plusieurs studios de cinéma ont vu le jour. Les plus importants sont les studios Khanjonkov et Ermoliev, les deux sociétés cinématographiques prérévolutionnaires qui ont servi de base à la future société Mosfilm.
Peu après la révolution de 1917, en 1919 exactement, la Russie soviétique nationalise toute la production cinématographique. Les studios de Khanjonkov et d’Ermoliev sont transférés à Goskino (le Comité d’État de l’URSS pour la cinématographie) en 1922. Ils portent désormais les noms de Première et Troisième usines de Goskino et sont situés dans des endroits différents, situation compliquant la production de films. Un an plus tard, les usines fusionnent en un seul studio et le premier film sort en janvier 1924.
Dès le début, le studio a fort à faire. Sergueï Eisenstein, Vsévolod Poudovkine, Alexandre Dovjenko et d’autres célèbres réalisateurs y travaillent. Le film légendaire d’Eisenstein Le cuirassé Potemkine sort en 1925, tandis que le film de Poudovkine Le descendant de Gengis Khan et Arsenal de Dovjenko voient le jour en 1928.
Ce n’est qu’en 1936 que le studio de cinéma prend le nom de Mosfilm. Au cours des 12 premières années de son existence, le studio change plusieurs fois d’appellation et même d’affiliation. En 1926, les usines sont incorporées à Sovkino, ensuite rebaptisé Soiouzkino. Plus tard, le nom est à nouveau modifié, d’abord en Soiouzfilm, puis en Moskinokombinat. Ce n’est qu’en 1936 que le studio reçoit son nom définitif, Mosfilm, sous lequel il est connu jusqu’à nos jours.
L’année 1931 est une année décisive pour Mosfilm. À cette époque, le studio de cinéma déménage sur les monts Lénine (près du village de Potylikha) où une vaste plateforme de production cinématographique est construite. Dès la seconde moitié des années 1920, des cinéastes avaient proposé un projet de création d’une grande «ville cinématographique» pour la production de films. Sergueï Eisenstein et Grigory Alexandrov ont voyagé aux États-Unis et été impressionnés par Hollywood. En fait, le concept d’Hollywood en tant que centre cinématographique unique a servi d’exemple aux pavillons du Mosfilm.
Les années 1930 peuvent être considérées à juste titre comme “l’âge d’or” de Mosfilm
La construction du nouveau studio de cinéma commence en 1927 et l’inauguration a lieu au début du mois de février 1931. Les pavillons s’étendent sur une surface de 4 500 mètres carrés. Au cours du processus de conception, tous les détails ont été pris en compte afin de garantir un cycle complet de production cinématographique sous un même toit.
L’âge d’or
Les années 1930 peuvent être considérées à juste titre comme «l’âge d’or» de Mosfilm. Au cours de cette décennie d’avant-guerre ont été réalisés de nombreux grands films, qui ont établi les traditions du cinéma soviétique et russe. Les réalisateurs mettent en œuvre de nouvelles idées et surprennent le public avec de nouvelles techniques ; de nouveaux genres cinématographiques apparaissent et les premières stars du cinéma soviétique voient le jour.
Sergueï Eisenstein et Vsevolod Poudovkine produisent des films historiques. Le film d’Eisenstein Alexandre Nevski et les films de Poudovkine Souvorov et Minine et Pojarski sont devenus des exemples classiques du genre historique. Grigori Alexandrov, quant à lui, lance le genre de la comédie musicale soviétique avec ses films Joyeux garçons, Cirque et Volga-Volga. Lioubov Orlova, qui a joué dans ces films, est devenue l’actrice la plus aimée du pays. Alexandre Ptouchko a réalisé les films fantastiques Le nouveau Gulliver et La petite clef en or, qui semblaient assez magiques à l’époque – les acteurs interagissaient avec des marionnettes, ce qui a été rendu possible en combinant l’animation en volume/pas-à-pas avec des séquences en prises de vue réelles.
Dans la période d’avant-guerre, Mosfilm crée de nombreux classiques. Le studio est connu pour ses innovations, ses progrès techniques et ses stars. À bien des égards, les années 30 à Mosfilm ressemblent à l’âge d’or d’Hollywood, lorsque le cinéma était encore une expérience magique et inoubliable pour le public et que les acteurs devenaient des stars du jour au lendemain. Au cours de ces années, Lioubov Orlova, Faïna Ranevskaïa, Rostislav Pliatt, Nikolaï Tcherkassov, Marina Ladynina, Nikolaï Krioutchkov et bien d’autres accèdent à la célébrité.
La guerre
L’histoire de la Russie et de l’URSS est liée de manière indissociable à la Seconde Guerre mondiale. Il y a nettement un «avant» et un «après», qui s’est ressenti dans tous les aspects de la vie. La filmographie de Mosfilm est révélatrice du changement d’atmosphère dans le pays, de la façon dont les cinéastes se sont adaptés à l’époque et de comment cette période historique s’est reflétée à l’écran.
Les années de guerre sont éprouvantes pour Mosfilm
Les années de guerre sont éprouvantes pour Mosfilm, comme pour l’ensemble du pays. En septembre 1941, de nombreuses entreprises sont évacuées de Moscou, y compris des sociétés cinématographiques. En octobre, un train spécial transporte le personnel du studio, ainsi que les accessoires et les costumes, à Alma-Ata (à l’époque capitale de la République socialiste soviétique du Kazakhstan). Le Studio central unifié pour les longs-métrages est temporairement établi à Alma-Ata. Ce studio continue à tourner des films, dont beaucoup sont devenus des grands classiques du cinéma russe.
Il est difficile d’imaginer les défis liés au tournage de films en temps de guerre, marqué par une grave pénurie de pellicules, d’équipement, d’espace et d’électricité. Les mêmes décors étaient réutilisés pour différents films, l’électricité devait être économisée, ce qui compliquait le travail des éclairagistes, et le temps de tournage était limité.
Néanmoins, de nombreux films encore populaires aujourd’hui sont sortis à cette époque. La tâche la plus importante du cinéaste était de remonter et de maintenir le moral des troupes. Les premiers films de guerre sont tournés, comme L’invasion, Six heures du soir après la guerre et Le fascisme sera vaincu. À cette époque, Eisenstein commence également à travailler sur ce qui sera son dernier film, Ivan le Terrible. Compte tenu des conditions dans lesquelles il a été tourné, ce film étonne encore aujourd’hui les spectateurs. L’interprétation du tsar par l’acteur Nikolaï Tcherkassov est devenue une référence et un exemple pour toutes les représentations ultérieures d’Ivan le Terrible à l’écran.
L’après-guerre et la première crise
Les années d’après-guerre ont été très difficiles pour Mosfilm. Selon le site officiel du studio, 22 films ont été tournés en 1946 et 18 en 1948. En 1951, seuls sept films sont tournés, dont trois longs-métrages.
Cette situation est due aux changements de politique intérieure : la deuxième vague de répressions staliniennes affecte l’industrie cinématographique. Le secrétaire général reprend le principe de Lénine : «Mieux vaut moins, mais mieux», tout en exigeant néanmoins des revenus plus importants pour la production cinématographique. De nombreux films du studio sont censurés – par exemple, la deuxième partie d’Ivan le Terrible est interdite.
C’est également à cette époque que l’idée de créer un grand studio Mosfilm est proposée pour la première fois. Elle impliquait la reconstruction à grande échelle du studio de cinéma, la construction de nouvelles installations et l’achat de nouveaux équipements. Cependant, ce plan n’est mis en œuvre que dans la seconde moitié des années 50 : l’envergure du projet initial était telle que les ressources ont manqué pour sa réalisation. L’idée est abandonnée et le studio de cinéma doit lutter pour sa survie.
Le «Grand Mosfilm»
Les choses changent avec la mort de Staline en 1953, lorsqu’il est décidé d’étendre considérablement la production cinématographique. Mosfilm reprend ses activités et, en 1954, Ivan Pyriev en est nommé directeur. Il reste à ce poste jusqu’en 1957 et, dans ce court laps de temps, parvient à mettre en œuvre le projet «Grand Mosfilm». Les plans originaux sont abandonnés, car trop grandioses, mais le studio de cinéma est considérablement rénové. Deux blocs de nouveaux pavillons, un studio de prise de son et un bâtiment séparé pour le département décoratif et technique sont construits.
Pyriev refuse de décorer les bâtiments et les intérieurs du studio et préfère investir dans l’équipement technique. Au milieu des années 50, Mosfilm commence à tourner des films en couleur à écran large. Sous la direction de Pyriev, la production de Mosfilm passe à 40 films par an. Le concept de «Grand Mosfilm» se justifie pleinement.
Premières récompenses
Après la Seconde Guerre mondiale, les réalisateurs soviétiques commencent à explorer de nouveaux genres cinématographiques. Si le studio continue de produire des comédies musicales, des films sur les chantiers socialistes et d’autres thèmes populaires des années 30, les cinéastes s’orientent progressivement vers des thèmes plus intimes. Ils explorent des situations quotidiennes et des expériences personnelles, et leurs histoires ne correspondent pas toujours au programme de l’«union mondiale».
Les films de guerre sont devenus la principale réalisation des cinéastes soviétiques
Les films de guerre sont devenus la principale réalisation des cinéastes soviétiques. Les films de guerre soviétiques constituent un genre cinématographique à part, qui se distingue des films étrangers traitant du même sujet. Dans les films soviétiques, la guerre est vue à travers le prisme des gens ordinaires et de leurs drames. Ainsi, de nombreux films de guerre ne comportent même pas de scènes de combat. Ils se concentrent plutôt sur la façon dont la tragédie de la guerre a affecté la vie des gens ordinaires. L’un des films les plus importants et les plus novateurs à cet égard est Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov, sorti en 1957.
Le film obtient la Palme d’or au festival de Cannes et fait sensation, remportant un énorme succès au box-office français. Le cinéaste français François Truffaut, qui a avoué avoir regardé ce film de nombreuses fois, a d’ailleurs largement contribué à l’acquisition des droits de distribution du film en France. C’était également l’un des films préférés du réalisateur français Claude Lelouch.
Aujourd’hui, il est reconnu comme un chef-d’œuvre et un exemple à suivre pour les jeunes cinéastes. Si Quand passent les cigognes a ouvert la voie à une nouvelle vague de films de guerre, deux autres films de Mosfilm ont complètement transformé ce genre : La ballade du soldat de Grigori Tchoukhraï, sorti en 1959, et L’enfance d’Ivan, le premier long métrage d’Andreï Tarkovski, sorti en 1962. Le film de Tarkovsk est le premier film soviétique nommé aux Oscars dans la catégorie «Meilleur film en langue étrangère». Cependant, ce n’est pas ce film mais un autre qui a valu à la Russie son premier Oscar.
Reconnaissance internationale
L’industrie cinématographique soviétique s’étendait bien au-delà de Mosfilm. Il existait de nombreux grands studios de cinéma dans tout le pays, tels que Lenfilm, Gorky Film Studio, Odessa Film Studio, et bien d’autres encore. Toutefois, pendant la période soviétique, seuls les films produits par Mosfilm ont remporté des prix internationaux importants, tels que la Palme d’or à Cannes et trois Oscars.
Le deuxième Oscar a été décerné au film soviéto-japonais Dersou Ouzala
L’adaptation épique par Sergueï Bondartchouk du roman de Léon Tolstoï Guerre et paix a valu à la Russie soviétique son tout premier Oscar. Il a fallu six ans à Bondartchouk pour réaliser ce film, sur lequel il a travaillé de 1961 à 1967. Le film est divisé en quatre parties, la première étant composée de deux épisodes. Sa durée totale est de plus de six heures et demie et on parlerait aujourd’hui plutôt de mini-série. Pourtant, en 1969, il remporte l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. De nos jours, cela serait pratiquement impossible, puisque, en tant que série, il ne serait nommé que pour un Globe d’or. À l’époque, cependant, le film avait fait une énorme impression sur les membres de l’Académie.
Le deuxième Oscar a été décerné au film soviéto-japonais Dersou Ouzala, réalisé par le légendaire cinéaste japonais Akira Kurosawa en 1975. À l’époque, Kurosawa était déjà considéré comme une légende vivante et avait réalisé des chefs-d’œuvre tels que Rashōmon, Les sept samouraïs, Yōjinbō, L’idiot, Les bas-fonds et Dodes’kaden.
Le film est basé sur un roman du célèbre voyageur et chercheur en Extrême-Orient Vladimir Arseniev, qui raconte un voyage dans la région de l’Oussouri et son amitié avec le chasseur de la taïga Dersou Ouzala. C’est en 1971 que Kurosawa s’est vu proposer pour la première fois l’a réalisation d’un film en commun. Le réalisateur russe Sergueï Guérassimov a soumis cette idée lors d’un voyage au Japon à Kurosawa, qui a rapidement accepté. Au départ, il voulait adapter à l’écran Tarass Boulba de Gogol ou Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski, mais ces tentatives n’ont pas abouti. Finalement, il a choisi ce thème. Le film a gagné à Mosfilm et à Kurosawa, qui avait déjà reçu un Oscar pour son chef-d’œuvre Rashōmon, leur deuxième Oscar.
Le troisième Oscar a été décerné au drame romantique extrêmement populaire Moscou ne croit pas aux larmes, réalisé par Vladimir Menchov. L’histoire de Katerina Tikhomirova, son parcours professionnel de simple ouvrière d’usine à directrice, les défis qu’elle doit relever pour élever seule un enfant après une rupture amère, et son amour pour un fabricant d’outils et de matrices dans un institut de recherche, a connu un grand succès. Le film a trouvé un écho auprès des spectateurs du monde entier, quel que soit le système politique et économique du pays. Moscou ne croit pas aux larmes est sorti en février 1980 et a remporté en 1981 l’Oscar du meilleur film en langue étrangère.
L’héritage de Mosfilm
Pendant trois décennies, notamment des années 1960 à la première moitié des années 1980, Mosfilm a été à son apogée. Pendant ces années, l’industrie cinématographique soviétique a prospéré. Des dizaines de films sont réalisés chaque année et de nouveaux genres apparaissent, tels que les films d’animation, les émissions de télévision et les documentaires.
Le cinéma russe est devenu presque synonyme de Mosfilm
Néanmoins, le cinéma russe est devenu presque synonyme de Mosfilm, son introduction montrant la statue L’ouvrier et la kolkhozienne du sculpteur Vera Moukhina, et les prix cinématographiques nationaux et internationaux remportés par le studio. Outre les films primés, le studio a également tourné des films qui ont gagné l’amour de millions de Russes, comme les comédies de Leonid Gaïdaï (Opération Y et autres aventures de Chourik, Le bras de diamant, Les justiciers insaisissables et ses suites), les chefs-d’œuvre d’Eldar Riazanov (Attention, automobile, L’ironie du sort, Le garage, Romance de bureau), les films de Nikita Mikhalkov (Le nôtre parmi les autres, Esclave de l’amour, Parentèle) et d’innombrables autres films qui ont fini par représenter l’âme russe «mystérieuse», sa culture et son riche patrimoine.
Mosfilm aujourd’hui
L’effondrement de l’URSS affecte fortement Mosfilm. Dans les années 90, le studio ne produit plus que 40 films par an, comme quelques décennies auparavant. Le pays traverse des temps difficiles, Mosfilm aussi. Cependant, ses gardiens réussissent à préserver ce patrimoine et à éviter que le studio de cinéma ne passe dans des mains privées.
En 1989, le studio est intégré à l’association nationale de production créative Mosfilm. Vladimir Dostal, directeur de Mosfilm de 1987 à 1998, réussit à préserver la base de production du studio et sa propriété intellectuelle. Il est aidé par les vétérans du cinéma Sergueï Bondartchouk, Vladimir Naoumov, Gueorgui Danelia, ainsi que par des réalisateurs plus jeunes mais déjà renommés, tels que Sergueï Soloviov, Vladimir Menchov et Valentin Tchernykh. Pendant les années les plus difficiles, Mosfilm est apparu comme la société cinématographique la plus stable économiquement en Russie, et elle détient toujours les droits de sa grande collection de films.
En 1998, Karen Chakhnazarov devient le nouveau directeur de Mosfilm, qu’il dirige encore aujourd’hui. Dans les années 2000, le studio se modernise à grande échelle. Aujourd’hui, Mosfilm est équipé des technologies les plus récentes et est en mesure de tourner des films qui répondent pleinement au niveau technique moderne.
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