Chroniques

Le général et le va-t-en-guerre : le commandant ukrainien Oleksandr Syrsky a rencontré BHL

Cette rencontre peu médiatisée entre Oleksandr Syrsky et Bernard-Henri Lévy, champion de la cause otanienne, pourrait avoir plus d’importance qu’il n’y paraît, dénonce Tarik Cyril Amar.

Cet article a été initialement publié sur RT International par Tarik Cyril Amar, historien allemand travaillant à l’Université Koç à Istanbul. Ses thèmes de recherche sont la Russie, l’Ukraine, l’Europe de l’Est, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, l’aspect culturel de la guerre froide et les politiques mémorielles.

 

Le commandant en chef de l’armée ukrainienne Oleksandr Syrsky devrait avoir de quoi s’occuper : les forces russes avancent, lentement mais sûrement, depuis six mois. Presque chaque jour est marqué par la chute de telle ou telle localité (la prochaine porte le nom inhabituel de New York, également connue sous celui de Novgorodskoïé).

Parallèlement, les troupes ukrainiennes sont décimées par une usure incessante que le pays ne peut pas se permettre sur le plan démographique, et ses infrastructures énergétiques sont dégradées par une campagne aérienne russe systématique. L’aide occidentale, comme par le passé, peut ralentir cette dynamique, mais elle ne peut ni l’arrêter ni l’inverser.

Le mois de novembre approche, avec l’arrivée probable de Donald Trump à la présidence américaine, qui mettra l’Ukraine devant le choix d’accepter les conditions russes ou de perdre le soutien des États-Unis, c’est-à-dire de se désintégrer. Selon Viktor Orban, Premier ministre hongrois, ami et messager du candidat républicain, Donald Trump n’attendra même pas son investiture en janvier 2025 mais agira promptement pour mettre fin à la guerre.

Si réfléchir aux conséquences de la nouvelle présidence de Trump dépasse peut-être les compétences de Syrsky, le général n’hésite pas à sortir de temps en temps du cadre strictement militaire. Il a fait récemment deux choses qui ont peu à voir avec la lecture de cartes d’état-major et l’émission d’ordres : il a rencontré le propagandiste français Bernard-Henri Lévy (BHL) et posté un message à ce sujet sur sa chaîne Telegram.

Tout le monde se moque du message de Syrsky

Le message lui-même était parfaitement sans intérêt, montrant Syrsky et BHL quelque part au milieu des arbres, le général en tenue de camouflage et le « philosophe » dans son traditionnel costume de je-suis-un-intellectuel-urbain-de-Paris avec sa chemise ouverte : le général montre vigoureusement le poing (en style athlète) et le visage du « philosophe » est celui que vous faites quand votre ami vous montre sa nouvelle télé à écran plat super-large. En substance, l’essentiel du texte de Syrsky consiste à remercier Lévy de lui avoir donné l’occasion de « parler de notre lutte » et d’avoir utilisé son « talent artistique » pour faire avancer la cause ukrainienne dans le monde.


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Malgré les affirmations de Syrsky selon lesquelles « l’histoire s’écrit maintenant », ni l’entretien ni la publication sur Telegram n’ont attiré beaucoup d’attention. Les médias occidentaux, y compris en France, pays d’origine de Lévy, les ont ignorés. Même en Ukraine, l’intérêt s’est avéré pour le moins mitigé.

La seule chose qui a été diffusée là-bas, et pas beaucoup non plus, est la raison pour laquelle Lévy se trouvait en Ukraine : l’un de ses « documentaires » – en réalité des films de propagande – sur la guerre en Ukraine, sorti depuis longtemps en Occident, a été présenté en première ukrainienne dans la ville de Kharkov.

Syrsky cherche peut-être un peu de publicité

Mais cette négligence de la part des médias n’est pas tout à fait juste. Il est vrai que Lévy est un chercheur d’attention professionnel, dont la principale occupation dans la vie est de faire la promotion de toutes les guerres occidentales et, dans le cas d’Israël, le génocide dans la bande de Gaza. Il a également, sans surprise, joué un rôle actif dans l’hystérie antirusse, manifestée dans toute sa splendeur symptomatique lorsque BHL a informé le public français que le véritable adversaire de Macron à l’élection convoquée par le président français était le grand méchant Moscou. Oui, vous avez bien deviné. En ce sens, moins on prête attention à BHL, mieux c’est.

Cependant, dans ce cas, sa présence au quartier général boisé de Syrsky et la nécessité pour le général de l’afficher peuvent mettre en évidence des aspects plus intéressants : tout d’abord, Syrsky cherche peut-être un peu de publicité parce qu’il est critiqué en Ukraine. Comme son prédécesseur au poste de commandant en chef des forces armées ukrainiennes, le général Valéry Zaloujny, Syrsky est accusé des malheurs militaires de l’Ukraine. Tout comme pour Zaloujny, l’une des principales critiques de Syrsky est Mariana Bézouglaïa, une personnalité médiatique et politique ukrainienne. En Ukraine, elle est une figure polarisante bien connue.

Mariana Bézouglaïa, députée et, jusqu’à récemment, membre du parti pro-présidentiel de Zelensky Serviteur du peuple, a réussi à se faire connaître à l’échelle nationale en critiquant les responsables militaires ukrainiens. À cette fin, elle s’est principalement servie des médias traditionnels et des réseaux sociaux, ainsi que de son poste de vice-présidente de la commission parlementaire sur la sécurité nationale, la défense et le renseignement. Comme le regrettent ses détracteurs, cette position lui a également donné un accès privilégié à des informations classifiées.

Les motifs de Bézouglaïa ne semblent clairs pour personne, y compris peut-être pour elle-même. Il se peut même qu’elle soit sincère. En tout cas, ses ambitions sont évidentes, tout comme le fait que ses attaques publiques ont aidé Zelensky à se débarrasser du général Zaloujny en tant que concurrent politique. Aujourd’hui, elle s’en prend à son successeur, Oleksandr Syrsky.

Il y a quelques semaines, elle a déposé des plaintes contre Zaloujny et Syrsky auprès du Bureau d’enquête ukrainien, organisme créé en apparence pour lutter contre la corruption mais utilisé en réalité pour des guerres juridiques liées aux luttes de pouvoir dans le pays.

En même temps, elle a utilisé son compte Facebook pour rendre son attaque aussi publique que possible. Elle a qualifié le « système des états-majors militaires supérieurs » de « marais » et a accusé les généraux de maintenir une culture fermée de « vieux fonctionnaires incompétents », de « mépris de la vérité » et, bien sûr, d’échecs majeurs et coûteux (coûteux, c’est-à-dire en vies humaines) : un classique de Bézouglaïa.


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Récemment, elle a également averti ses concitoyens ukrainiens de ne pas s’attendre à des « tempêtes magiques » de la part des avions de combat F-16 que d’autres présentent comme les toutes dernières armes miracles pour renverser le cours de la guerre. Elle a également dénoncé le commandant de l’armée de l’air, le général Mikola Oléchtchouk, de ne pas bien remplir ses fonctions et de mépriser le Parlement. Selon Mariana Bézouglaïa, tant les infrastructures nécessaires que « l’attitude du commandement militaire à l’égard de la formation » des pilotes de F-16 sont « critiquables ».

« Peut-être », a-t-elle ajouté, que « les partenaires » occidentaux de l’Ukraine « ont besoin de cela, mais pas nous. » Elle a ainsi brisé un autre tabou de la culture politique ukrainienne en vigueur sous le régime de Zelensky : la simple idée que quelque chose qui coûte des vies ukrainiennes puisse être bon pour les « partenaires » de Kiev, mais pas pour l’Ukraine, est strictement verboten. Après tout, une fois que les gens commencent à penser de cette manière, ils pourraient commencer à soupçonner que leur régime et ses patrons occidentaux se servent d’eux dans une guerre par procuration.

Certains signes indiquent que, quelles que soient ses véritables intentions et ses sympathisants, elle est peut-être allée trop loin cette fois-ci. Le Parlement l’a démise de ses fonctions au sein d’une sous-commission en charge du contrôle démocratique, ce qui, selon Mariana Bézouglaïa, n’a pas vraiment d’importance puisque cette sous-commission était factice et ne s’est jamais réunie de toute façon (voici là la démocratie ukrainienne). Ce qui est peut-être plus inquiétant pour elle, c’est que le site ukrainien de dénonciation Mirotvorets, un outil de doxing conçu pour menacer et réprimer les critiques, comme par exemple l’homme politique britannique George Galloway, l’a prise dans son collimateur.

Syrsky accusé de réfléchir à une capitulation

Qu’est-ce que tout cela signifie ? On ne le sait pas. En effet, l’Ukraine n’est ni une démocratie, ni un État avec des médias même vaguement indépendants (ou une opposition viable), ni une société dans laquelle l’État de droit est réel. Au contraire, on parle d’un régime opaque, corrompu et personnaliste qui, au mieux, peut être qualifié de semi-autoritaire. Syrsky est-il en train de se voir licencié ? À cause de ses propres erreurs mais surtout en tant que bouc émissaire pour l’équipe Zelensky ?

Mariana Bézouglaïa a également accusé le général de réfléchir secrètement à une capitulation. Il est très difficile d’imaginer que Syrsky, habituellement docile et rigide, puisse faire preuve d’autant d’audace. En effet, l’une des raisons pour lesquelles il a été choisi pour remplacer Zaloujny est qu’il est plus obéissant et moins médiatique. Peu importe que les troupes ukrainiennes l’appellent le « boucher ». Mais peut-être que le problème n’est pas vraiment lié à la personne de Syrsky ? Selon un récent sondage, 44 % des Ukrainiens sont désormais favorables à des négociations pour mettre fin à la guerre. Il est vrai quand même que beaucoup ne sont pas prêts à accepter des conditions réalistes : 83 % des Ukrainiens, par exemple, ne sont pas d’accord avec le retrait des troupes ukrainiennes des régions de Donetsk, Lougansk, Kherson et Zaporojié. Pour résumer, plus d’Ukrainiens que jamais sont prêts à reconnaître franchement qu’ils peuvent imaginer que la guerre se terminera par des négociations (au lieu d’insister sur l’illusion d’une victoire ukrainienne), mais leur vision des concessions qui pourraient être nécessaires ne correspond pas à la réalité.

Néanmoins, avec le temps, ce sentiment pourrait également changer. Il y a de plus en plus d’Ukrainiens prêts à négocier qui osent dire que ces pourparlers nécessiteront de réelles concessions. Peut-être que cette pensée pénètre également l’esprit du cercle restreint du régime Zelensky. À cet égard, Syrsky pourrait bien symboliser autre chose, à savoir un changement d’état d’esprit général.

En fin de compte, faire des concessions pourrait également conduire à un jeu d’accusations : si la société ukrainienne regarde un jour, bientôt peut-être, en arrière et se rend compte que son pays a perdu une guerre évitable, avec des coûts terrifiants, elle commencera certainement à blâmer l’Occident, et à juste titre. Toutefois, elle cherchera également les responsables à l’intérieur de l’Ukraine. Et là, dans l’ensemble, il n’y aura que deux options : les politiciens ou les généraux.




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