Chroniques

Oculographie : du repérage de la dyslexie au design d’applications mobiles

La technologie permettant de suivre les mouvements oculaires permet de diagnostiquer des troubles du spectre autistique chez les enfants, mais elle est aussi désormais utilisée en marketing ou pour la conception de nouvelles technologies.

Cet article a été initialement publié par RT en langue russe par Nadejda Alexéïeva, Ekatérina Kiïko.

 

La technologie permettant de suivre les mouvements oculaires, ou eye tracking, est largement utilisée par de nombreux spécialistes en psychologie, dans le divertissement, le neuromarketing et même la médecine. Aujourd’hui, les scientifiques mettent au point une méthode de diagnostic des troubles du spectre autistique chez les enfants grâce à elle, explique Rouzalina Chaïkhoutdinova, chercheuse en neurobiologie de la production orale et écrite auprès du Centre scientifique des études cognitives de l’université Sirius, interviewée par RT.

L’oculographie est également employée pour étudier les compétences de lecture chez des personnes d’âge différent, ainsi que chez les dyslexiques. Mais l’oculométrie est surtout utilisée aujourd’hui par les spécialistes du marché et les designers d’applications mobiles. Explications.

Les scientifiques ont proposé de se servir de l’oculométrie pour dépister les troubles du spectre autistique (TSA) chez les enfants à un stade précoce. Que pensez-vous de cette méthode ? Utilisait-on auparavant ces technologies dans le diagnostic ?

Oui, l’oculométrie est largement utilisée dans l’étude des troubles du spectre autistique. Permettez-moi de vous rappeler que les TSA constituent un groupe des troubles mentaux du développement dans lesquels une personne est socialement déficiente ou n’a pas la capacité d’interagir avec autrui. Les TSA se caractérisent par un déficit du traitement sensoriel et perceptif des stimuli externes, c’est-à-dire de la capacité à relier le monde intérieur et le monde extérieur à l’aide des organes des sens. Cela se manifeste notamment par l’incapacité à reconnaître les émotions des personnes de son entourage et par un contact visuel peu développé avec elles.


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L’oculométrie permet d’étudier la manière dont la personne atteinte de TSA perçoit les images abstraites et les objets sociaux par le biais des mouvements oculaires.

Il n’existe toujours pas de normes pour ce type de diagnostic des TSA, c’est une technologie en cours de développement et des recherches scientifiques sont en cours. Récemment, par exemple, une étude intéressante menée par l’université de Californie a été publiée. Elle portait sur près de 700 enfants âgés d’un à deux ans. Parmi eux, il y avait des enfants neurotypiques et des enfants atteints de troubles du spectre autistique.

Dans le cadre de l’expérience, chaque enfant devait visionner deux vidéos : l’une montrait une femme parlant dans la langue maternelle de l’enfant, l’autre était une vidéo animée avec des formes abstraites ou des chiffres. Les vidéos étaient projetées pendant une minute et les enfants pouvaient choisir du regard le clip vidéo qu’ils voulaient visionner.

Il s’est avéré que les enfants neurotypiques avaient tendance à choisir la vidéo où la femme parlait leur langue maternelle – au total, ces enfants passaient environ 80% du temps à regarder cette vidéo.

A noter que les enfants qui passaient moins de 30% de leur temps à regarder des vidéos «sociales» avaient été diagnostiqués par les médecins comme ayant une prédisposition aux TSA.

Je voudrais évoquer l’oculométrie, ou oculographie, en général. Cet outil est apparu à la fin du XIXe siècle et s’est développé au cours du XXe. Où en sont ces technologies aujourd’hui et comment se présentent-elles ?

L’ophtalmologue Louis Emile Javal est généralement considéré comme le père de l’oculographie. Il a vécu et travaillé pendant la seconde moitié du XIXe siècle. Il étudiait le mouvement oculaire pendant la lecture. La manière dont il procédait à l’étude du mouvement oculaire n’était pas très clémente pour les personnes testées : une aiguille émoussée était fixée sur la paupière du sujet, transformant le mouvement oculaire en son. Par une sonde en caoutchouc, le son arrivait à l’oreille du scientifique. Des sons spécifiques ont permis de constater que les globes oculaires ne bougeaient pas de façon harmonieuse mais faisaient des mouvements brefs et rapides. Ces mouvements brefs et rapides, le scientifique les a nommés saccades. Ce terme est aujourd’hui universellement utilisé par les scientifiques. Javal a également découvert qu’en plus des saccades, les yeux faisaient de courtes pauses qu’il a appelées par la suite les fixations. Autrefois, les oculographes étaient posés sur le visage, causant beaucoup d’inconfort pendant l’expérience aux sujets testés. Cet appareil se présentait comme une sorte de lentille de contact avec un trou pour la pupille. Ils étaient reliés à une baguette en aluminium qui bougeait en même temps que les globes oculaires.

Les oculographes modernes sont tout à fait différents. Il existe des oculographes électriques, largement employés en médecine, et des oculographes optiques qui sont appelés des eye trackers et sont employés dans la neuroscience et par les designers pour améliorer l’interface des applications et des sites – c’est UX-design. Ces appareils sont soit portés comme des lunettes, soit utilisés à distance. Les lunettes sont plus souvent sollicitées dans les études de l’environnement, des terminaux et de certains sites commerciaux. Parfois, ces appareils servent à tester des appareils mobiles.

Aujourd’hui, dans le cadre de ces études, on analyse un certain nombre d’indicateurs du mouvement oculaire : le nombre total et les coordonnées exacts des fixations, le nombre de fixations par seconde, leur séquence, durée, et également la vitesse, la quantité et la durée des saccades, microsaccades (glissades).

Beaucoup d’études cherchent à établir le lien entre l’état psychologique de la personne et le caractère du mouvement oculaire

Pourriez-vous expliquer le lien entre la trajectoire, le caractère de mouvement oculaire et l’état psychologique ? Comment ces connaissances sont-elles appliquées dans la pratique ?

Il existe beaucoup d’études qui cherchent à établir le lien entre l’état psychologique de la personne et le caractère du mouvement oculaire.

Ce domaine intéresse les scientifiques depuis très longtemps. En particulier, au début des années 2000, toute une série d’études analysant le comportement des personnes angoissées dans différentes situations d’interaction sociale a été publiée. Il s’est avéré qu’elles étaient très sensibles aux stimuli sociaux négatifs. Quand on montrait aux sujets testés [du groupe des angoissés] des images de personnes menaçantes, ils faisaient davantage de fixations prolongées sur ces images que les sujets testés moins angoissés et calmes.

Les optimistes détournent plus souvent les yeux des images montrant des personnes atteintes de mélanome

Une autre étude a démontré que les optimistes détournent plus souvent les yeux des images montrant des personnes atteintes de mélanome que les pessimistes.

Une autre recherche pertinente a été menée récemment par des scientifiques suédois. Dans le cadre de l’expérience, un groupe de participants a d’abord veillé toute la nuit, puis a joui d’un sommeil sain de huit heures. Le lendemain matin, des expériences d’oculométrie ont été menées.

Après une nuit blanche, les participants à l’expérience ont fait moins de fixations sur les visages d’autres personnes. Cela les empêchait d’évaluer correctement l’état émotionnel de leurs interlocuteurs. Les participants avaient l’impression que les personnes représentées à l’écran étaient malveillantes, peu attrayantes ou en colère. On observait une nette tendance à l’évaluation négative des visages représentés. Ainsi, les résultats de l’expérience d’oculométrie ont montré que le manque de sommeil pouvait avoir un impact négatif sur l’interaction sociale.

A quel point le caractère de la motilité oculaire de chaque personne est-il individuel ? Ou n’a-t-elle pas de caractéristiques personnelles chez les personnes en bonne santé ?

Il y a des différences individuelles, bien sûr. Ainsi, les yeux de certaines personnes bougent plus vite, certains sont capables de se concentrer plus rapidement sur un objet, etc. D’autres, au contraire, changent lentement d’objets cibles dans le champ visuel. Il y a des différences dans le domaine de la vision périphérique, comme l’ont montré les résultats des expériences d’oculométrie. La différence dans ce cas peut être liée à l’utilisation de la vision périphérique dans l’activité professionnelle des personnes.

Les joueurs de football utilisent plus activement leur vision périphérique que les programmeurs

Par exemple, les joueurs de football, de basket-ball, de tennis, les conducteurs utilisent plus activement leur vision périphérique que les programmeurs qui ne détachent pas le regard de l’écran.

On trouve également des différences individuelles dans les mouvements oculaires pendant la lecture qui est un processus très complexe, car il implique à la fois l’interaction de la perception visuelle et des processus oculomoteurs, ainsi que le traitement linguistique.

Voici de petits exemples avec des chiffres précis : pendant la lecture, la durée de fixation de l’œil humain peut varier de 50 à 500 ms. La durée moyenne des mouvements du regard plus avant dans le texte (ce que Javal a appelé saccades) est de 20 à 40 ms. Si l’aptitude à la lecture est bien développée. Pour un lecteur expérimenté, environ 90% du temps de lecture est consacré aux saccades et les 10% restants aux régressions (mouvements oculaires de retour).

Pourquoi un lecteur expérimenté peut-il faire des mouvements de retour ? Il a peut-être rencontré un mot peu usité. Ou un mot polysémique qui, dans ce contexte, ne transmet pas le sens principal, mais le sens supplémentaire. Ou un mot trop long : il est certain que lorsque vous lisez «hippocampéléphantocamélos», vous avez fait quelques régressions. En règle générale, les régressions sont causées par une difficulté quelconque à traiter un fragment de texte.

Mais pour les lecteurs inexpérimentés, la situation est différente. En particulier pour les lecteurs dyslexiques. Les résultats des recherches avec utilisation de l’oculométrie ont montré que les dyslexiques font plus de mouvements oculaires de régression, moins de saccades et la durée des fixations dans leur ensemble est plus longue.

Une autre caractéristique curieuse du processus de lecture est la taille du champ fonctionnel du lecteur : il s’agit du nombre d’unités qu’une personne perçoit à la fois. Si une personne lit des lettres cyrilliques ou latines, sa zone de lecture est de 3 à 4 lettres à gauche du point central et de 14 à 15 à droite. La situation d’un lecteur expérimenté en arabe ou en hébreu est exactement contraire : de 3 à 4 signes à droite du point de fixation et de 14 à 15 signes à gauche du point de fixation. Si nous parlons de langues à l’écriture hiéroglyphique, alors l’image est différente : le volume du champ fonctionnel est beaucoup plus petit. En général, la taille du champ fonctionnel dépend également de la compétence de lecture. Mais quelle est cette taille pour les enfants ? Et pour les personnes dyslexiques ? Comment ces connaissances peuvent-elles aider à corriger les troubles de la lecture ? Tout cela reste à découvrir.

L’oculométrie est également utilisée pour étudier l’efficacité de la lecture. Sur quel principe cette approche se base-t-elle ?

A l’Université «Sirius», les spécialistes appliquent activement la méthode de l’oculométrie pour étudier les stratégies de lecture et le comportement cognitif. Les données obtenues à l’aide de la méthode oculométrique sont combinées avec des données d’études neurophysiologiques et psychophysiologiques. Plus précisément, une équipe de chercheurs du centre scientifique pour la recherche cognitive étudie les stratégies de lecture chez des personnes ayant des vitesses de lecture différentes.

Les chercheurs étudient également la relation entre les mouvements oculaires et la compréhension écrite : nous lisons avant tout pour extraire le sens. Afin de comprendre comment les compétences en lecture changent avec l’âge, l’équipe travaille avec des personnes d’âges différents, notamment des enfants et des adolescents.

Quels sont les autres domaines d’application de l’oculométrie ?

En médecine, l’oculométrie est utilisée dans les études ophtalmologiques et neurophysiologiques. Elle est souvent utilisée dans les cas où la fonction d’élocution d’une personne est altérée : ce type de patient peut communiquer avec les autres à l’aide de mouvements oculaires au moyen de dispositifs spéciaux de modulation de la parole, et ici le rôle de l’oculométrie est inestimable.

Ces données revêtent une importance particulière pour les spécialistes du marketing

L’oculométrie est activement utilisée dans les études de sécurité des machines, dans un environnement de production : par exemple, pour évaluer les mouvements oculaires du conducteur d’un véhicule. L’oculométrie est également activement utilisée dans l’industrie du divertissement et, bien sûr, dans le neuromarketing. En suivant les mouvements oculaires d’une personne, vous pouvez comprendre à quoi le client ou l’utilisateur a fait attention lors de la navigation sur un site, sur une application ou, par exemple, dans un supermarché. Ces données revêtent une importance particulière pour les spécialistes du marketing qui peuvent ajuster la disposition des produits dans le magasin, l’emplacement des bannières publicitaires ou des images sur la bannière elle-même. De telles études sont également demandées par les concepteurs UX : les résultats des recherches en oculométrie aideront à optimiser l’interface des applications pour les utilisateurs.




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