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Visite de Modi à Moscou : pourra-t-il résoudre avec Poutine ce dilemme vieux de plusieurs décennies ?

Lors de sa visite à Moscou la semaine prochaine, le Premier ministre indien abordera le problème du déséquilibre commercial et celui de la mise en place d’un mécanisme de paiement alternatif pour maintenir les liens croissants

Cet article a été initialement publié sur RT International par Aaryaman Nijhawan, chercheur en relations internationales et commentateur politique. Aaryaman est diplômé de l’Université de Delhi et de l’Institut d’État des relations internationales de Moscou (MGIMO).

 

Durant la visite officielle du Premier ministre indien Narendra Modi en Russie la semaine prochaine, les questions majeures à l’ordre du jour seront forcément le déséquilibre commercial croissant entre les deux pays et la recherche d’une monnaie alternative acceptable pour les relations économiques bilatérales en plein essor entre ces deux géants civilisationnels.

New Delhi et Moscou ont été autrefois les témoins de la mise en œuvre réussie de l’accord commercial indo-soviétique de 1953. Même à l’époque, le déséquilibre commercial représentait déjà un problème essentiel, l’Inde important beaucoup plus qu’elle n’exportait vers l’URSS et la roupie n’étant pas convertible. Liquider les soldes en roupies de l’Union soviétique auprès de la Banque de réserve de l’Inde a pris environ 16 ans à son État successeur qu’est la Russie, après la dissolution de l’accord en 1992.


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Du jour au lendemain après la dislocation de l’URSS, le système bancaire soviétique a été démantelé et restructuré de manière catastrophique puisque les décideurs politiques ont suivi les conseils d’experts bancaires américains. L’économie étant en chute libre, le rouble qui n’était plus réglementé par l’État a sombré dans l’oubli sur le marché libre. Le taux de change au comptant s’élevait alors à 488 roubles contre un dollar américain. Les États qui avaient des dettes envers le successeur de l’URSS, la Russie, soit les ont remboursées à des taux de marché extrêmement favorables, soit ont simplement refusé de payer, invoquant la fin de l’URSS en tant qu’entité légale.

L’Inde, néanmoins, sous la direction du Premier ministre de l’époque Narasimha Rao et du ministre des Finances Manmohan Singh, a finalisé un accord roupie-rouble par lequel le rouble était artificiellement évalué à un millier de fois plus que sa valeur d’alors sur le marché. En conséquence, le taux de change a été fixé non pas au taux d’alors de 488 roubles contre un dollar, mais à celui de 0,78 rouble contre un dollar, soit le taux en vigueur à la fin de l’année 1989.  Bien que confrontée à une crise de l’équilibre des paiements et à des réserves de change extrêmement faibles, New Delhi a cherché à rembourser entièrement sa dette de 9,9 milliards de roubles d’une façon qui soit favorable à la Fédération de Russie naissante.

Une malle de roupies à ciel ouvert

Aujourd’hui, au milieu du conflit en Ukraine, le mécanisme de règlement des paiements roupie-rouble est à nouveau au centre des discussions à haut niveau entre les deux pays. Bien plus qu’auparavant, ce mécanisme se heurte à de considérables obstacles imputables au déséquilibre dans les relations commerciales.


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Depuis le début de la crise, les sanctions imposées par l’Occident à l’encontre de l’industrie pétrolière russe ont conduit Moscou à proposer des rabais à ses acheteurs potentiels restants, dont l’Inde. Les importations indiennes de pétrole brut russe ont connu une augmentation astronomique (multipliées par 13), passant ainsi de moins de 2,5 milliards de dollars en 2021-2022 à plus de 31 milliards de dollars en 2022-2023. Par comparaison, la Russie a importé des produits indiens pour un montant d’environ 6-7 milliards de dollars, ce qui a entraîné un important déséquilibre commercial en faveur de la première.

Il existe également d’autres complications concernant l’utilisation des roupies que la Russie possède dans les banques indiennes. Premièrement, la monnaie n’est pas librement convertible. Étant donné que l’Inde ne compte que pour 2 % des biens produits dans le monde, peu de pays détiennent des roupies.

Deuxièmement, l’économie indienne est actuellement sous un régime restreignant les sorties de capitaux des investisseurs étrangers, ce qui complique davantage les efforts de Moscou pour retirer ses fonds du pays.

Troisièmement, la carence d’exportations indiennes vers la Russie signifie que les tentatives de Moscou de réinvestir ou d’utiliser ses fonds en roupies pour payer des biens indiens sont, pour le moins, limitées.

Cependant, la Banque de réserve de l’Inde (BRI) a récemment levé les restrictions pour un total de 22 pays, permettant à ceux-ci d’ouvrir des Comptes Spéciaux Vostro en Roupies (SVRA), élargissant ainsi les règlements commerciaux en roupies. Cette mesure va certainement favoriser l’accroissement de l’accessibilité et de la commodité des règlements commerciaux en roupies, permettant ainsi aux pays de bénéficier d’une plus grande autonomie pour effectuer des transactions sans recourir au dollar américain. Assouplissant davantage ses lignes directrices, la BRI a récemment annoncé la possibilité d’ouvrir un compte supplémentaire pour les recettes d’exportation, donnant ainsi à la roupie une impulsion qui lui était nécessaire en tant que monnaie pour le règlement des transactions internationales.

En route vers la dédollarisation

L’économie mondiale s’éloigne de plus en plus de la domination unipolaire du dollar et évolue vers un modèle plus bipolaire où dominent le dollar américain et le yuan chinois parmi d’autres monnaies plus petites mais vitales comme l’euro, la livre sterling et le yen. Cette route vers la dédollarisation a été récemment mise en évidence lorsque l’Arabie saoudite a refusé de renouveler son accord de pétrodollars avec les États-Unis.

L’économie russe, tout en s’éloignant des processus économiques occidentaux et boostée par des sanctions rédhibitoires, fait un choix éminent en faveur du yuan comme monnaie alternative. En mai, la part du yuan dans les séances de la bourse atteignait le chiffre record de 53,6 %, tandis qu’elle s’élevait à 39,2 % sur le marché de gré à gré.

Cela explique pourquoi Moscou insiste sur les règlements en yuans dans les échanges avec l’Inde, mais cette idée ne convient pas à New Delhi. Le conflit latent entre les deux armées à la frontière avec la Chine, qui a mené à un affrontement meurtrier en 2020, a constamment refroidi les relations entre les deux géants asiatiques. C’est pourquoi New Delhi veille à ne pas augmenter sa dépendance commerciale au yuan — monnaie d’un État potentiellement hostile — bien que certaines raffineries indiennes l’utilisent pour payer le pétrole brut faute d’autre monnaie viable pour le faire.


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Qui plus est, la Chine achetant une quantité importante de pétrole russe et les perspectives de Moscou de résister aux sanctions mondiales devenant de plus en plus prometteuses, le Kremlin a réduit les rabais sur ses exportations de pétrole brut, ce qui a eu deux conséquences majeures.

Premièrement, l’Inde, qui a refusé de signer le document sur le plafond de prix imposé par l’Occident sur le pétrole russe, mais qui a tacitement accepté de le soutenir autant que possible, a bénéficié de rabais sur le pétrole qui ont maintenu le prix bien en dessous de la limite imposée par l’Occident, ce qui a permis d’effectuer les paiements en dollars. À cause de la réduction des rabais due à l’augmentation de la demande de pétrole de la Chine et d’une logistique complexe visant à éviter les sanctions, New Delhi est face au risque d’enfreindre le plafond des prix, ce qui souligne l’importance d’utiliser des monnaies alternatives au dollar.

Deuxièmement, la réduction des rabais a conduit à un déficit commercial croissant pour l’Inde, qui a toujours cherché à contrôler son ratio dette/PIB. Cela n’a toutefois pas empêché New Delhi d’importer du pétrole russe qui, malgré la réduction des rabais, reste moins cher que les autres alternatives en Asie occidentale.

Les options sur la table

De multiples solutions peuvent être envisagées pour résoudre le problème des fonds russes bloqués ainsi que celui du déséquilibre commercial amplifié.

Une des plus faciles pour Moscou serait de réinvestir ses réserves en roupies directement dans l’économie indienne via des marchés de capitaux. En revanche, cela enlève de la flexibilité à Moscou dans l’utilisation de ces fonds pour d’autres dépenses et d’autres objectifs. Reste à savoir comment les nouvelles lignes directrices qui relâchent les restrictions affecteront le commerce bilatéral en cours entre les deux pays.

La deuxième solution, plus durable, implique que l’Inde se focalise sur l’intensification de ses exportations vers la Russie en développant principalement son industrie des semi-conducteurs. Le conflit en Ukraine s’éternisant, l’écosystème militaro-industriel russe importe des semi-conducteurs à double usage, principalement de Chine et d’autres pays tels que les Émirats arabes unis et la Turquie. Le marché indien des semi-conducteurs devrait atteindre une valeur totale de 55 milliards de dollars d’ici 2026, en grande partie grâce à la production de smartphones, de technologies portables et d’automobiles. Le gouvernement indien et son programme sur les semi-conducteurs ont fait récemment un grand pas vers l’implantation locale d’un écosystème des semi-conducteurs – de la conception, la recherche et le développement à la fabrication – afin d’atteindre la souveraineté technologique.

L’avantage de disposer d’une industrie informatique solide de classe mondiale et l’aide de la Russie permettront à l’industrie de se développer – certes, cela prendra du temps – sans difficultés majeures. Bien que l’industrie russe des semi-conducteurs soit encore en retard dans la production de puces de pointe nouvelle génération, elle est capable de produire des puces d’ancienne génération de 180, 90 et 65 nanomètres. Les connaissances et les compétences techniques de la production de ces puces peuvent être transférées à l’industrie indienne des semi-conducteurs qui est encore en développement.

Une fois son industrie implantée, New Delhi pourrait suivre l’exemple de Pékin et exporter vers la Russie les semi-conducteurs à double usage si cruciaux, fortement demandés tant dans l’industrie de consommation que par le complexe militaro-industriel. La croissance des exportations contribuera également à rééquilibrer le commerce bilatéral. Toutefois, les autorités indiennes auront à résister à la pression accrue de l’Occident, de peur d’être vues partie prenante dans la crise plutôt que tierce, ce qui compliquerait leur position diplomatique. Par conséquent, New Delhi trouvera plus pratique d’acheminer les marchandises via des pays tiers tels que les Émirats arabes unis et la Turquie, au lieu de les expédier directement vers la Russie.

Le troisième antidote comprend un compromis plus réaliste impliquant un système d’échange de devises fragmenté, similaire à l’accord roupie-rial conclu avec l’Iran. L’accord avec Téhéran prévoyait que 45 % du paiement seraient effectués en roupies et le reste serait couvert par des euros transférés via la Turquie. Pour la Russie, la moitié du paiement pourrait être effectuée en roupies et l’autre moitié dans une monnaie alternative comme le dirham. Moscou ne pourra que bénéficier d’un tel accord qui renforcera la liquidité pour le gouvernement russe, tout en permettant à l’Inde d’éviter des sanctions occidentales en conséquence.

Quatrièmement, l’Inde a récemment rejoint le projet Nexus – une initiative multilatérale axée sur les paiements transfrontaliers instantanés au détail – avec quatre pays membres de l’ASEAN. Dans le cadre du projet, l’Interface de paiement unifiée indienne (UPI) sera combinée avec les systèmes nationaux de paiement rapide de la Malaisie, des Philippines, de Singapour et de la Thaïlande. Cela simplifiera et accélèrera grandement les paiements transfrontaliers instantanés pour les pays concernés. Le projet Nexus permettrait également de résoudre les problèmes de paiement de la Russie. Presque tous les États de l’ASEAN qui participent au projet Nexus entretiennent de bonnes relations avec Moscou. Même Singapour, qui a imposé des sanctions à la Russie, s’est rapproché du Kremlin au fur et à mesure de l’évolution du conflit.

Ces États peuvent proposer leurs monnaies nationales pour la convertibilité et le traitement des paiements pétroliers à l’instar du dirham des Émirats arabes unis. Le dollar singapourien, en raison de sa stabilité et de sa sécurité, serait la première option logique pour résoudre les problèmes de convertibilité. Pour peu qu’il soit exploité correctement, ce système émergeant pourrait bientôt devenir le précurseur d’une alternative mondiale à l’actuel système bancaire SWIFT.

Un mécanisme SWIFT alternatif ?

Enfin, les deux États pourraient étudier la possibilité de la création d’un mécanisme SWIFT alternatif pour les règlements commerciaux bilatéraux. Ce nouveau système pourrait être basé sur le Système russe de Transfert de Messages Financiers (SPFS) ou sur le Système Structuré de Messagerie Financière indien (SFMS). De tels mécanismes alternatifs, s’ils réussissent, pourraient également constituer une base pour des organisations multilatérales non occidentales telles que les BRICS+ en offrant une architecture financière alternative au système financier mondial actuel dominé par les pays occidentaux.

La visite du Premier ministre indien la semaine prochaine aura lieu après la participation de l’Inde au sommet de la paix, ce qui symbolise bien l’équilibre stratégique constamment poursuivi par New Delhi. Les sujets de conversation entre les dirigeants seront très divers : des moyens de parvenir à la paix en Ukraine à l’avenir des BRICS+, mais au niveau bilatéral, l’attention se portera essentiellement sur le déséquilibre commercial et le mécanisme de règlement des paiements. Une chose est certaine : la visite prochaine du chef de la plus grande démocratie du monde dans l’État visé par le plus grand nombre de sanctions occidentales symbolise clairement l’avènement du non-Occident dans une ère déterminante de multipolarité.




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